La posture voûtée et le regard égaré de Maurice Sackaney trahissent le poids de ses soucis. À 61 ans, il tente de se défaire d’un mal qui l’a rongé toute sa vie
. Je me bats contre des démons chaque jour
, raconte celui qui a quitté sa communauté autochtone, la Première Nation de Wahgoshig dans le nord-est ontarien, il y a 40 ans déjà après des démêlés avec la justice.
Il espérait se refaire une nouvelle vie. Son parcours l’a entre autres mené à Toronto et à Ottawa, n’importe où où il y avait du travail
afin de subvenir aux besoins de ses trois enfants.
Cette époque est révolue pour Maurice, qui vit à Timmins depuis sept ans, dans la rue et sans le sou.
La ville de Timmins compte de plus en plus d’itinérants et les Autochtones, comme Maurice Sackaney, sont surreprésentés parmi cette population vulnérable.Photo : Radio-Canada / Jimmy Chabot
C’est dangereux, surtout quand il y a des gens qui essaient de t’intimider pour obtenir ce qu’ils veulent. Ce sont des toxicomanes [...] qui veulent mon argent, mes vêtements, n’importe quoi qu’ils peuvent échanger contre de la drogue
, précise-t-il en admettant souffrir lui-même de toxicomanie.
Avec ses gants bleus et son contenant biorisque, il fait du bénévolat quelques jours par semaine et amasse les aiguilles usagées qui s’accumulent dans les espaces publics de Timmins.
« Au lieu de contribuer au problème, j’essaie de faire partie de la solution. »
Radio-Canada / Jimmy Chabot
Photo: Entête «Prisonniers dans nos propres maisons». Crédit: Radio-Canada / Jimmy Chabot
« Prisonniers dans nos propres maisons »
Au centre-ville de Timmins, une ville de 40 000 habitants, le mal-être ambiant est perceptible.
Sur la 3e Avenue, une nouvelle épicerie africaine vient d’ouvrir ses portes. Sa propriétaire, Grace Balogan, a hâte de pouvoir approvisionner les ressortissants africains, dont le nombre est en croissance, en produits alimentaires. Auparavant, ils ne pouvaient s’en procurer qu’en se rendant très loin, dans les grandes villes comme Toronto.
Mais quelques semaines après son déménagement à Timmins, cette Torontoise n’a toujours pas trouvé d’appartement, se plaint-elle.
Son commerce est l’une des rares boutiques sur la rue où les clients peuvent entrer à leur guise sans devoir sonner à la porte, comme c’est le cas pour plusieurs commerces, dont la boutique d’objets anciens de Jacqueline MacNeil.
Après une série de vols ces dernières années, dont certains ciblant ses clients, la propriétaire ne court plus aucun risque.
Je suis tannée. Même la clientèle n’était pas confortable avec certaines situations, alors je me suis dit ''je barre la porte,''
indique Jacqueline MacNeil qui est en affaires depuis 17 ans.
La situation la désole profondément. Jamais elle n’aurait imaginé en arriver là.
Plusieurs commerces du centre-ville de Timmins gardent leurs portes verrouillées pour empêcher les itinérants d’y entrer. Jacqueline MacNeil a été la première à installer une sonnette à l’extérieur de son magasin il y a quelques mois Photo : Radio-Canada / Jimmy Chabot
C’est un problème de différentes choses : la santé mentale, il y a les drogues, toutes sortes d’affaires. On dirait que c’est venu à un point que ça…
Elle laisse sa phrase inachevée, baisse ses bras, exaspérée.
En quelques semaines seulement, bien d’autres commerces du secteur lui ont emboîté le pas, mais Sonya Biemann, qui vend des produits de beauté, résiste.
Je ne verrouille pas les portes de mon magasin parce que je ne veux pas laisser les gens de la rue diriger ma vie
, offre-t-elle comme justification.
N’empêche, elle garde les séquelles d’une agression par une itinérante, il y a trois ans. Depuis, plus question pour elle de se promener à pied au centre-ville. Son conjoint la dépose et vient la chercher au travail chaque jour.
C’est terrible. Notre ville était jadis belle et sécuritaire. Maintenant, elle a l’air d’un ghetto et elle est dangereuse. [...] Je n’aime pas le fait que nous soyons prisonniers dans nos propres maisons.
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Photo: Le refuge « Living Space ». Crédit: Radio-Canada / Jimmy Chabot
« C’est l’enfer », scandent des résidents
C’est aussi le sentiment de Lorraine Mageau. La sexagénaire ne fait même plus de marche avec son chien depuis qu’un refuge d’urgence pour itinérants s’est installé juste en face de chez elle en 2021.
Sa tablette électronique déborde de photos et de vidéos, prises de son salon, où on aperçoit des locataires du refuge particulièrement agités.
C’est l’enfer. [...] Je ne peux pas dire qu’on a eu une bonne nuit de sommeil, une pleine nuit de sommeil, depuis qu’ils sont déménagés là. Ça crie, ça se bat. C’est terrible, terrible
, raconte-t-elle.
Elle vit l’enfer dans ce qui devait pourtant être un havre de paix pour son mari et elle. N’ayant pas contribué à un régime de retraite pendant leur vie professionnelle, les conjoints comptaient sur leur quintuplex pour financer leurs vieux jours.
« On ne peut pas vendre et s’en aller ailleurs. C’est notre pension, ça. »
Le refuge, créé en 2018, devait pourtant être une solution à tout le moins palliative à l’itinérance, surtout pendant les hivers souvent rudes de Timmins.
Son déménagement, il y a trois ans, vers son emplacement actuel lui a permis d’accroître sa capacité, qui s’élève à une soixantaine de lits.
L’établissement nommé Living Space met en lien ses locataires avec des services sociaux, de santé mentale et de lutte contre les dépendances. Il a aussi comme objectif de les aider à trouver un logement permanent. En août dernier, deux d’entre eux y sont parvenus.
Mais le nombre d’occupants de Living Space, qui est géré par le Conseil d’administration des services sociaux du district de Cochrane (CASSDC), lui, ne cesse d’augmenter d’un mois à l’autre, dépassant légèrement la centaine en août.
Face à l’itinérance et aux problèmes de dépendances aux drogues qui compromettent la sécurité publique à Timmins, des citoyens comme André Gagnon se mobilisent pour réclamer aux autorités municipales de trouver des solutions.Photo : Radio-Canada / Jimmy Chabot
Dans le voisinage, la grogne monte. Au dépanneur de sa conjointe, André Gagnon accumule les pétitions pour réclamer le déménagement du refuge.
Les débordements occasionnés par ses occupants sont dangereux pour les enfants, les personnes âgées, les résidents et même les [commerces] dans les alentours
, observe l’ancien travailleur en construction.
Il fait le deuil de la ville au cœur d’or
, le slogan informel de Timmins, dans laquelle il a grandi.
Les jours où on pouvait partir au magasin avec ses enfants pour acheter des bonbons ou des billets de loterie, ils sont partis
, dit-il avec nostalgie.
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Photo: Entête chapitre 3 Crédit: Radio-Canada / Jimmy Chabot
Diriger dans la tourmente
La mobilisation citoyenne a atteint un sommet en juin dernier, lorsque plus de 1000 résidents ont vivement transmis aux élus et à la police leurs préoccupations entourant la sécurité publique lors d’une réunion du conseil municipal qui a duré plus de deux heures.
Depuis, certains citoyens comme Jacqueline McLean disent remarquer certaines initiatives, comme l’augmentation du nombre de patrouilles policières.
Mais on n’a pas vu de changement
, insiste André Gagnon qui n’entend pas baisser les bras.
Notre mairesse, elle vaut un gros zéro parce qu’elle ne travaille pas pour nous autres
, allègue Lorraine Mageau, visiblement frustrée.
Elle reproche à la maire Michelle Boileau d’avoir été la seule membre du conseil municipal regroupant neuf élus à avoir voté, en juillet dernier, contre le déménagement du refuge Living Space.
La Ville de Timmins est mal outillée pour répondre à elle seule aux problèmes de santé mentale et de dépendances, qui exacerbent l’itinérance, déplore la maire Michelle Boileau, en exhortant la province et Ottawa de s’investir davantage dans ces dossiers. Photo : Radio-Canada / Jimmy Chabot
Quand on demande à la maire ce qu’elle pense des préoccupations des citoyens, quelques secondes de silence s’ensuivent, laissant présager une réponse nuancée.
« C’est sûr que je suis sensible à cette expérience que les résidents vivent. »
Sa mission, résume-t-elle, consiste à la fois à venir en aide aux personnes vulnérables et à maintenir la qualité de vie que les gens recherchent à Timmins
. Elle ajoute : Ce n’est pas facile de trouver [l’équilibre].
Un dossier comme celui de l’emplacement de Living Space illustre particulièrement son dilemme.
Je ne vais jamais prioriser le confort de quelqu’un au-dessus des nécessités de vie de quelqu’un d’autre
, tranche-t-elle fermement.
Voter en faveur d’un déménagement du refuge loin des secteurs commerciaux et résidentiels, et potentiellement à l’extérieur des limites de la municipalité, aurait équivalu, pour elle, à demander aux services sociaux et aux structures de santé qui appuient les itinérants de faire un travail qui va [...] à l’encontre des meilleures pratiques du secteur
. Elle ne pouvait pas s’y résoudre.
La maire Boileau remarque les conséquences de sa prise de position, qui lui vaut une avalanche de commentaires acerbes sur les réseaux sociaux.
J’aimerais pouvoir dire que je prends ça avec un grain de sel [...], mais c’est sûr que ça m’affecte aux niveaux personnel et professionnel
, commente-t-elle.
Des rencontres citoyennes auront lieu dans chacun des cinq quartiers de Timmins et la mairie souhaite que la population se prononce sur des solutions possibles. Photo : Radio-Canada / Jimmy Chabot
Elle a renforcé le système de sécurité de son domicile et désormais, elle choisit soigneusement les événements publics auxquels elle participe.
Certains des propos dont elle est la cible émanent toutefois de citoyens qui ne sont pas entièrement au fait des données sur lesquelles se base la Ville pour prendre ses décisions, observe Mme Boileau.
Ça me rappelle qu’il faut toujours mieux communiquer le travail qui se fait, l’approche qu’on est en train de prendre
, explique la maire qui entame des rencontres citoyennes avec les résidents de Timmins cet automne.
On a absolument besoin d’une communauté déterminée à mettre fin à l’itinérance, pas seulement les organisations, mais aussi la population. On ne peut pas le faire sans eux
, insiste Brian Marks, directeur administratif du Conseil d’administration des services sociaux du district de Cochrane (CASSDC).
Il ajoute que son organisme espère trouver le meilleur endroit possible pour déménager le refuge. Toutefois, Brian Marks espère que ce processus va aussi permettre de déconstruire des préjugés.
« Ce ne sont pas toutes les entrées par effraction qui sont liées à l’itinérance. Quand on adopte cette vision, on évite de se concentrer sur les raisons réelles de la hausse des crimes. »
La police de Timmins confirme avoir reçu un total de 830 appels liés à des crimes contre la propriété entre janvier et avril de cette année, comparativement à 700 pendant la même période l’an dernier.
Radio-Canada / Jimmy Chabot
Photo: Un homme assis sur un banc fixe une structure en forme de cœur. Crédit: Radio-Canada / Jimmy Chabot
Logement, dépendances et itinérance : même combat
Toutefois, même un refuge qui est bien accepté par la communauté ne s’inscrirait que dans une approche réactionnaire
, ajoute M. Marks, qui réclame davantage d’investissements de la province et du gouvernement fédéral.
Dans le district de Cochrane, le nombre estimé de sans-abri s’élevait à 276 en juin, dont plus de la moitié en situation d’itinérance chronique. Les Autochtones y sont surreprésentés.
Le CASSDC estime que l’itinérance a triplé au cours des deux dernières années dans la région, notamment en raison de l’augmentation du coût de la vie.
Cette tendance préoccupe l’urgentologue Julie Samson puisqu’elle est aux premières loges pour se rendre compte des ravages de la crise des opioïdes à Timmins depuis les dernières années.
Dans son travail, un constat s’impose : Pour avoir une solution aux problèmes de dépendances, il faut avoir une solution au problème de logement.
On a beaucoup de patients [...] dans notre programme de traitement à l’hôpital. On les traite, [...] ils se portent mieux, ils ont des médicaments pour éviter une rechute, mais ils n’ont pas de logement. On les renvoie dans les rues, avec moins de services, où ils sont exposés encore une fois à tous les problèmes [liés à] l’itinérance
, déplore l’urgentologue.
Ce sont là les ingrédients d’un cercle vicieux que Jason Sereda comprend trop bien malgré lui. Le travailleur de rue peut facilement nommer 30 personnes décédées d’une surdose d’opioïdes dans les deux dernières années.
Pour s’attaquer à l’itinérance, Timmins devrait notamment améliorer son programme de suppléments de loyers, mais aussi réfléchir à des solutions «innovatrices» comme les minimaisons, selon le travailleur de rue Jason Sereda. Photo : Radio-Canada / Jimmy Chabot
J’aimerais qu’il y ait un peu plus de compassion dans cette conversation sur le fait que des gens dorment dehors
, fait-il savoir, déçu de certains propos déshumanisants
qu’il entend au sujet des itinérants.
Carole Groulx aimerait aussi que la population de Timmins fasse preuve de plus d'empathie envers les personnes vulnérables.
La jeune femme fait partie de la dizaine de bénévoles qui, en ce mardi après-midi, s’apprêtent à distribuer près de 300 repas à emporter aux gens qui font une longue file devant l’église First Baptist Church de Timmins.
Leur nombre a presque doublé depuis deux ans, tant les besoins augmentent, souligne Carole Groulx. Pour elle, servir des itinérants, c’est aussi une manière de combattre son anxiété. Ça m’aide à m’ouvrir aux autres
, explique-t-elle.
Incapable de travailler en raison de problèmes de santé, elle fait du bénévolat à l’église pour avoir la chance de faire œuvre utile, dit-elle en tendant un sac de nourriture à Russell, qui ne rate jamais ce rendez-vous.
L’itinérant laisse échapper un sourire édenté. Pour lui, le plat de pâtes fera toute la différence.
Je n’ai ni déjeuné ni dîné. Je n’ai que ce repas et je sais que j’aurai encore faim quand je vais me coucher. Je le mangerai comme une souris, très lentement.
Radio-Canada / Jimmy Chabot
Photo: Un homme distribue un repas. Crédit: Radio-Canada / Jimmy Chabot
Author: Cheryl Jenkins
Last Updated: 1698589202
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