Religions
- Publication • 25 f�vrier 2023
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Le culte des saints, majoritairement li� au soufisme en terres musulmanes, est l'objet d'une confrontation entre un islam traditionnel et un islam radicalis�.
Si le pèlerinage à la Mecque offre une forte visibilité symbolique à l’islam, il existe un autre rituel moins connu et pourtant plus important en termes de fréquentations : le culte des saints et la vénération de leurs tombeaux appelés « l’islam des tombeaux » . Ainsi, dans divers lieux musulmans construits autour du tombeau d’un saint - la plupart du temps un soufi - se déroulent de nombreux pèlerinages dont les rituels consacrés empruntent à la fois à la tradition de l’islam et à diverses coutumes nationales.
Or, c’est précisément dans ce culte rendu aux saints soufis que s’affirme une profonde ligne de fracture qui divise depuis des siècles l’islam. Comprenons que le culte des saints favorise la confrontation de deux visions de l’islam : la première, traditionaliste et populaire, voue un culte absolu au saint soufi en le considérant comme un intercesseur entre Dieu et les hommes ; la seconde, d’obédience salafiste , refuse l’intercession des saints et l’existence des tombeaux-sanctuaires ainsi que les rituels qui leur sont liés. C’est précisément cette tension, cette bipolarité que Thierry Zarcone, historien et anthropologue de l’islam, spécialiste du soufisme, se propose d’explorer et de questionner dans L’islam déchiré. Le saint, le salafiste et le politique.
Le culte des saints comme point de division
L’auteur réfère l’origine de cette déchirure au XIVe siècle au cours duquel le théologien Ibn Taymiyya (m. 1328), originaire d’Anatolie orientale, critique vivement « l’islam des tombeaux » et les pratiques qui lui sont associées au point d’émettre plusieurs fatwas remettant profondément en question les fondements du culte des saints ainsi que le rôle d’intercesseur des cheikhs soufis (vivants ou morts) auprès de Dieu.
Que le saint soit très souvent en terres d’islam associé à un maître soufi ne doit pas occulter la forte influence de la 18e sourate du Coran (« La Caverne ») dans l’élaboration du concept de sainteté en islam. On y découvre les « Compagnons de la caverne » - connus chez les chrétiens comme les Sept dormants - emmurés vivants par l’empereur Dèce avant d’être réveillés par Dieu, trois siècles plus tard, devenant de fait le symbole de la résurrection. C’est à partir de ce modèle que se développera dès le IXe siècle le culte des saints corrélé à l’essor des lieux de sépulture.
Le pèlerinage sur le tombeau des saints : revivre le pèlerinage à la Mecque ?
Qu’il s’agisse des mausolées d’Abd al-Qadir al-Jilani à Bagdad, de Mevlana Jadal al-Din Rumi à Konya ou de Baha’al-Din Naqshband à Boukhara, le saint fait l’objet d’un culte et d’un pèlerinage. Les pélerins fréquentent notamment son sanctuaire à l’occasion de la fête anniversaire de sa naissance ou de sa mort, calquée sur la fête de la naissance de Mahomet. Les objectifs de leur voyage combinent des dimensions économique, sociale, religieuse autant que thérapeutique et salutaire.
Ayant pour modèle entre autres la sainteté de Mahomet, « l’ islam des tombeaux » déploie une série de rituels qui marquent « une imitation de quelques grands rituels exécutés à la Mecque » , au nombre desquels figure en premier lieu le rituel de la circumambulation, associé au puits de la source miraculeuse Zamzam. Soulignons aussi, au Maghreb, au Xinjiang et dans le sous-continent indien, l’existence d’un rituel complémentaire d’offrande de bannières ou d’étendards se déroulant autour du tombeau du saint.
La pensée wahhabite et salafiste : la contestation du culte des saints
Reste que le fait de reproduire autour des tombeaux des saints les principaux rituels liés au site de la Kaaba provoque l’ire des salafistes ou des oulémas, aux yeux desquels rien ne peut remplacer le pèlerinage d’Arabie. Pour eux, « l’ islam des tombeaux » relève d’une pratique idolâtrique à plusieurs titres. D'abord, le culte aux saints (soufis) capte une sacralité d’ordre pré-islamique ou syncrétique, comme c’est le cas avec le rituel des bannières. Ensuite, il expose le pèlerinage de la Mecque à une forte concurrence en le minorant. Enfin, il focalise l’attention des pèlerins sur le saint, aux dépens de Dieu lui-même.
C’est du moins dans cette perspective que vient s’inscrire la pensée d’abd al-Wahhab (m. 1791), lequel voit dans le culte aux saints une pratique idolâtrique remettant en cause l’unicité de Dieu . Dans Le Livre de l’Unité, il reprend ainsi un hadith connu qui maudit les juifs et les chrétiens « pour avoir pris les tombes de leurs prophètes comme lieu de prières ».
Le wahhabisme conduira, au XIXe siècle notamment, à la destruction de nombreuses tombes et édifices à coupole et cette veine destructrice perdure jusqu’aux XXe et XXIe siècles. Qu’il s’agisse de la destruction du tombeau de la mère du Prophète par les Saoudiens à Islamabad en 1999, de la Tchétchénie en 1995 où les wahhabites tentent de détruire le tombeau de la mère de Kunta Haji (cheikh soufi du XIXe), ou encore de l’espace indo-malais qui voit les idées wahhabites ou salafistes rester influentes, c’est bien à une véritable « guerre des saints mondialisée » à laquelle on assiste.
Islam des tombeaux et islam des mosquées
Le tombeau des saints occupe une place essentielle en islam car il concurrence non seulement le pèlerinage à la Mecque, mais également « l’islam des mosquées » . Dans un lumineux chapitre consacré à « l’islam des tombeaux et l’islam des mosquées », l’auteur souligne le rôle singulièrement différent du tombeau et de la mosquée : si le premier se pare d’une dimension sociale, thérapeutique et salutaire favorisant l’intercession d’un saint, la seconde répond à un commandement religieux : la prière.
Se dessinent ainsi deux visions de l’islam : celle d’un islam (celui des tombeaux) ouvert à l’extérieur, accueillant un possible syncrétisme et offrant aux femmes un lieu de dévotion, et celle d’un islam davantage normé (celui des mosquées) soucieux de renouer avec ce qu’il pense être la foi des origines.
Le rapport du politique au culte des saints
Dès lors, on comprend mieux pourquoi le culte des saints croise une problématique éminemment politique, notamment aux XXe et XXIe siècles, selon la vision de l’islam portée par les différents pouvoirs. Se distinguent en réalité trois modes de relation politique à « l’islam des tombeaux » : le premier, guidé le plus souvent par une idéologie de type salafiste, entend éradiquer ou neutraliser les tombeaux et le culte des saints dans une dynamique de destruction des édifices et parfois de persécutions des desservants. C’est le cas par exemple au Yémen en 1994, où des salafistes s’attaquent au mausolée d’al-Aydarus (m. 1508), à Aden, de Tombouctou en 2012 où des jihadistes détruisent les tombeaux de dix-sept cheikhs soufis, ou plus récemment de Daesh en 2014 qui détruit, à Mossoul, une quarantaine de monuments en une seule année .
Le second mode d’action tolère le culte des saints, mais à la condition qu’il soit représenté et régulé dans le cadre d’un processus décidé par l’État. Il en est ainsi de la Turquie, après 1950, où le culte des saints, bien que condamné par le pouvoir pour raison d'idolâtrie, perdure sous une forme anémiée, puisque le pèlerinage est amputé de la fonction d’intercession du saint, ce qui conduit à une forme de « salafisation douce » . On retrouve une dynamique similaire dans les Etats indépendants d’Asie centrale (Ouzbékistan, Azerbaïdjan, Kazakhstan, sultanat de Brunei...) après la chute des régimes communistes : dans ces territoires, il est fréquent de trouver, à proximité du tombeau du saint, des panneaux de recommandations interdisant tout don ou offrande votives (tissus, pièces d’argent, bougies, nourriture…).
Enfin, un troisième mode d’action vise l’instrumentalisation du sacré dans une perspective sociale, politique et parfois nationaliste. Le soufisme est ici repensé par les politiques étatiques comme instrument de défense face à l’islam salafiste. Citons à titre d’exemple l’Egypte de Nasser dans les années 50 ou le Maroc dans les années 70, l’exemple le plus paradigmatique étant celui du Pakistan : le gouvernement, dès 1959, nationalise les biens des cheikhs et des confréries, autrement dit les mausolées, et cette spoliation matérielle se double en 1971, avec le président Zulfikar Ali Bhutto, d’une confiscation rituelle, puisque c’est le gouvernement lui-même, via un haut représentant, qui accomplit les rituels de dévotion au profit de l’État. On mesure ici la façon dont le culte des tombeaux est restructuré, presque détourné dans une perspective purement politique. C’est dans ce cadre précisément qu’il faut inscrire l’émergence, aux XXe et XXIe siècles, du saint-nation, lié à la fois au territoire d’une nation et à l’idéologie de cet état. S’impose ainsi dans la Turquie d’Erdogan la figure d’Eyüb el-Ensari, compagnon du Prophète, dont le tombeau à Istanbul, sur la Corne d’or, est aujourd’hui le plus visité de la Turquie.
Le rôle majeur du soufisme dans la vie spirituelle de l’islam
Que le culte des saints se soit imposé dès le IXe siècle jusqu’à nos jours comme une donnée majeure de l’islam invite à le considérer, comme le fait Thierry Zarcone, dans une perspective à la fois géographique, économique, rituelle et politique. Intimement liés au culte des saints, le soufisme et les confréries apparaissent comme des acteurs majeurs de cette histoire au long cours, puisque ce sont eux qui sont en permanence l’objet des réflexions, des captations ou des inimitiés idéologiques et politiques.
L’auteur parvient ainsi à souligner le rôle essentiel joué par la sacralité dans la vie politique en terres d’islam. Cette sacralité, si elle innerve le quotidien, n’en voit pas moins ses contours redessinés au fil des siècles par le politique. La manière, par exemple, dont le soufisme et le culte des saints se trouvent reconsidérés après les attentats du 11 septembre est censée favoriser l’avènement d’un islam « doux » et « bon », en opposition avec un islam radical incarné majoritairement par les salafistes. Se pose ainsi de manière plus large le problème du rapport entre le politique et la religion dans la sphère musulmane.
Une réflexion sur l’essence du religieux
Si l’islam, aux yeux des salafistes, préempte le politique (« Le Coran est notre constitution » disent les Frères musulmans) en refusant notamment toute forme d’intercession entre Dieu et les hommes, le culte aux saints, le soufisme et « l’islam des tombeaux » proposent une vision moins radicale qui place l’homme et le saint au cœur du processus religieux. Ce qui est en jeu ici, c’est bien la conception de l’islam : favoriser les intercesseurs auprès de Dieu nuit-il à l’unicité de Dieu (comme le pensent les salafistes) ou au contraire permet-il de se rapprocher de Dieu ? L’innovation liée au syncrétisme ou à un culte de type pré-islamique est-elle un bénéfice religieux ou faut-il se ressourcer au seul modèle de la période où ont vécu Mahomet et les salafs (les pieux) ?
Cette question excède bien sûr la seule sphère de l’islam puisqu’elle réfère aussi en filigrane aux autres religions, et notamment au christianisme, considéré par le Coran comme une religion trithéiste favorisant les intercesseurs. De ce point de vue, l’islam et le christianisme portent une vision radicalement différente de la conception de l’Unicité divine, le premier considérant le second comme une religion idolâtre parce qu’associationniste . La question du culte des saints favorise donc une réflexion très large sur l’essence même du religieux, en permanence à la croisée du politique et du spirituel.
Il est légitime, dès lors, que l’auteur close sa réflexion sur l’installation du culte des saints en Europe et en Amérique, autrement dit en terres non musulmanes, le culte des saints se voyant investi d’une nouvelle fonction identitaire en terre de diaspora, où il se trouve également exposé à un risque de tensions accrues. Si cette déchirure entre les différentes familles de l’islam semble constituer une faille béante, Thierry Zarcone tient à introduire dans sa réflexion la possibilité d’une réconciliation en la personne du soufi Junayd al-Bagdadi (m. 910), figure consensuelle de l’islam, qui se plaisait à rappeler que la voie soufie s’appuie principalement sur le Coran et sur la sunna.
In fine, le présent ouvrage, doublé d’une riche bibliographie, d’un appréciable lexique, de notes biographiques ainsi que d’une trentaine de photographies en noir et blanc, constitue un inestimable instrument de travail pour qui souhaite appréhender au plus près les rapports complexes entre islam, politique et pratiques religieuses, par-delà les caricatures qui peuvent en être faites. Il apporte un précieux éclairage historique à un conflit interne qui divise l’islam dans ce que l’auteur nomme « une guerre de sept-cents ans. » Véritable fresque vivante, le livre donne à voir les mille et un miroitements d’une civilisation islamique tiraillée par des forces antagonistes mais dont le déploiement, presque résilient, illustre à l’envi l’un des hadiths du Prophète : « La pluralité des points de vue est une bénédiction. »
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Stéphane BRIAND
Stéphane Briand est titulaire d'un DEA de Lettres Modernes, des diplômes d'études approfondies de l'Ancien et du Nouveau Testament, d'une Licence de Théologie catholique (Université Marc Bloch de Strasbourg) et d'un Master de Sciences des religions et sociétés - Etude des faits religieux (Université d'Artois). Il enseigne le français dans le secondaire et coordonne le pôle religions.
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Author: Victoria Williams
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